Fake news, esprit critique : Ce sont les mots les plus souvent associés à l’Education aux Médias et à l’Information, cette discipline transverse qui vise à accompagner les élèves dans leur apprentissage de la citoyenneté. La Semaine de la Presse et des Médias dans l’Ecole est le moment idéal pour s’informer sur l’EMI et en parler en classe. Comment aborder la culture des médias, du numérique, mais aussi des réseaux sociaux avec les élèves ? Comment acquérir soi-même des connaissances dans ces domaines pour pouvoir mieux les appréhender ?
Nolwenn Tréhondart est maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine, chercheuse au Centre de Recherche sur les Médiations et formatrice à l’INSPE de Lorraine sur les questions de culture numérique et d’éducation aux médias et à l’information. Pour vous, elle revient sur son parcours, son point de vue sur l’Éducation aux Médias et les enjeux qu’elle entrevoit derrière l’interprétation d’une image.
Le dixième épisode est aussi disponible sur différentes plateformes d’écoute en streaming.
Pascale Joly : Bonjour Nolwenn. Tu as choisi une très belle chanson d'Anne Sylvestre, Les gens qui doutent. Peux-tu nous dire quelle est la raison de ce choix ?
Nolwenn Tréhondart : j'ai choisi cette chanson d'Anne Sylvestre tout d'abord en hommage à la chanteuse, dont j’ai redécouvert les chansons à sa mort il y a quelques années. Et puis aussi pour les paroles de cette chanson qui, je trouve, rendent hommage à toutes les personnes hésitantes, discrètes, qui savent mettre en cause leurs certitudes, dans un monde où je trouve qu'il est assez facile finalement de tomber dans des vérités toutes faites. Et puis aussi je trouve que ça correspond bien à mon métier de chercheuse. Il faut douter en somme : c'est le principe même de la recherche. Toujours en questionnement, et éviter les évidences.
PJ : Tu as exercé de nombreux métiers : tu as été éditrice, enseignante à l'université, puis chercheuse. Est-ce que tu peux nous raconter un peu ton parcours et ce qui t'a amenée aujourd'hui au métier d'enseignante chercheuse ?
NT : Alors au départ, ma vocation, c'était pas du tout d'être enseignante ni chercheuse. J'ai découvert assez récemment ce métier. Moi, je voulais être éditrice – peut-être en hommage à mon grand-père qui était collectionneur de livres, qui avait beaucoup de livres, donc une grande bibliothèque. J'ai eu la chance d'exercer ce métier pendant plus d'une dizaine d'années aux éditions Bréal, qui était éditeur de manuels scolaires en sciences économiques et sociales, en philosophie, en histoire...
PJ : D'accord, donc tu as travaillé avec des enseignants ?
NT : Oui, depuis toujours en fait. Et j'aimais beaucoup ce travail avec les enseignants, ainsi qu’avec les graphistes, de réfléchir à la composition du livre, tout ce côté créatif, artisanal du livre, c'est vraiment quelque chose que j'adorais.
Et puis il y a maintenant une dizaine d'années, j'ai bifurqué. Je voulais faire une pause dans ma carrière. C'était le moment, en 2010, où il y avait l'iPad, et l’arrivée des premières liseuses, le développement d'Amazon, les réseaux sociaux qui étaient encore un petit peu balbutiants. Je me suis demandée ce qu'allait devenir le monde du livre suite à tous ces changements. Je me suis engagée dans un master qui s'appelait Enjeux sociéto-numériques, et j'ai fait un mémoire qui portait sur les livres numériques enrichis. De fil en aiguille, j'ai rencontré les bonnes personnes, j'en suis arrivée à faire une thèse, et ensuite à devenir enseignante chercheuse, donc maîtresse de conférence.
PJ : Qu'est-ce qui te plaît dans ce métier ?
NT : C'est un métier qui est très exigeant, et assez méconnu. On ne sait pas toujours à quoi ça correspond. On pense qu'on a beaucoup de temps pour nous, mais c'est un métier qui a en fait plusieurs dimensions. Il y en a une qui est quand même au cœur du métier, c'est la dimension recherche. Là c'est vraiment le travail au temps long, il faut avoir le goût de l'écriture, le goût de la communication, le goût de se poser des questions, et aussi d'être très autonome, finalement, parce qu'on peut travailler beaucoup seul. Il faut aussi travailler en équipe, mais c'est vrai que quand même, ça nécessite certaines qualités de persévérance. Je vais passer sur la dimension administrative, qui est très ambitieuse. Ce n'est pas la plus intéressante, mais elle existe. Et puis, par contre, il y a aussi la dimension pédagogique, de l'enseignement.
PJ : Alors, ça, c'est ce qui te plaît également, la pédagogie ?
NT : Oui. Je me suis retrouvée à travailler avec des enseignants à nouveau, puisque je suis formatrice à l'INSPE de Lorraine. Là, ce que j'aime, c'est d'une part de réfléchir à comment je vais transmettre mes recherches – parce que je n'applique pas un programme tout fait, mais vraiment mon métier consiste à trouver, à travers l'enseignement et la pédagogie, des manières de vulgariser mes recherches. Et puis deuxièmement, le métier d'enseignant que j'ai découvert aussi. Je travaille avec des enseignants du primaire, du secondaire, et qui sont souvent d'ailleurs des adultes déjà très expérimentés, je travaille plus en formation continue, et ce que j'aime, ce sont les échanges ; de ne pas du tout être dans une relation surplombante, verticale, traditionnelle, mais vraiment de leur communiquer ma curiosité et mes questions, et que eux de leur côté trouvent dans le cadre d'un master, un endroit bienveillant pour se questionner, pour voir vers où ils auraient aussi envie d'évoluer et pour faire évoluer aussi leurs pratiques pédagogiques.
PJ : Qu'est-ce que tu cherches à leur transmettre plus particulièrement à ces enseignants ?
NT : Si l’on se fie à mes recherches, il y a d’abord la partie numérique. Moi je travaille beaucoup sur les plateformes d'écriture et de lecture numérique. Et donc là, souvent j'ai des enseignants qui viennent parce qu'ils se sentent obligés d'utiliser du numérique... et ils ne savent pas comment s'y prendre : ils voient bien souvent que leurs élèves ont des pratiques qu’ils n'ont pas, en fait. Ils ont peut-être des élèves très à l'aise sur TikTok, Instagram, et ça leur procure une certaine crainte d'utiliser le numérique. Ils pensent qu’ils vont se ridiculiser auprès de leurs élèves. Et puis aussi parce que l'institution pousse de plus en plus, et aujourd'hui on innove et à travers quoi ? Le numérique ; c'est souvent présenté comme l'unique solution à tous les problèmes de l'école, comme si le numérique allait résoudre tous les problèmes d'inclusion. Or ce n'est qu'un support. Et en fait, je pense qu'il faut déplacer le problème. Ce master que j'ai créé, j'ai vraiment refait toute la maquette pour qu'elle soit recentrée sur des questions de culture numérique et d'éducation aux médias – sur lesquelles peut-être je viendrai après. Mais l'idée là c'est plutôt de se poser la question non pas de comment je vais utiliser tel outil qu'on impose, mais comment je peux acquérir une culture critique face à cet outil. De même que les enseignants savent très bien choisir des manuels scolaires en papier, ça fait partie de leur ADN, comment peuvent-ils choisir un manuel numérique ? Ils doivent se poser la même question pour le numérique, il n'y a pas de raison. Il s’agit donc de comment on peut développer ensemble des outils, des méthodes pour évaluer ces objets, pour les réinsérer à travers aussi un cadre économique, idéologique, parce qu'il y a des entreprises qui sont derrière, des experts de l'éducation, des éditeurs aussi qui cherchent à faire des choses. Donc il y a tout ce nouveau panorama, cet écosystème de la high-tech française qui moi m'intéresse de plus en plus, et j'ai envie de travailler avec les acteurs de ce milieu pour que les enseignants se sentent confiants dans l'appropriation de ces objets, et se sentent aussi confiants dans la critique qu'ils peuvent émettre, comment ils peuvent participer à la création de ces objets, et pas être juste en simples spectateurs, à subir la chose.
PJ : Et tu t'es occupée également d'éducation aux médias, est-ce que tu peux nous en parler un petit peu ?
NT : Tout à fait. L'éducation aux médias est aussi un axe très important du domaine de la recherche, Mais c'est un petit peu comme le numérique, c'est difficile aujourd'hui à l'école de l’enseigner : tout simplement parce que c'est dans les référentiels, mais qu’il n’y a pas vraiment d'enseignants, à part peut-être les professeurs documentalistes, qui sont chargés de s'en occuper. Normalement c'est censé être un enseignement pluridisciplinaire, et je pense que c'est comme ça que ça peut fonctionner. Or aujourd'hui on voit que ce sont surtout les professeurs documentalistes qui s'en emparent, ce qui est très bien, mais peut-être que ce serait intéressant aussi de retravailler plus la dimension collaborative avec d'autres enseignants. Et puis aussi de travailler avec les enseignants du primaire, parce que souvent c'est aussi compliqué de trouver la manière d'en parler dès le plus jeune âge. Donc il y a beaucoup de questions de terrain qui se posent concernant l'éducation aux médias. Il y a aussi beaucoup de questions idéologiques ; si je vous dis éducation aux médias, vous allez me dire cyber harcèlement, vous allez me dire fake news, ce sont un peu les priorités actuelles, mais qui vont changer en fonction des événements de la société, alors que l'éducation aux médias, ça devrait être plein d'enseignements au temps long, on ne dépend pas uniquement de l’actualité politique, ça devrait aussi poser la question de la réflexivité. Pour moi, c'est important aussi de réfléchir avec les enseignants à comment on fait pour trouver ensemble des manières de d'éduquer aux médias, mais pas en utilisant des recettes toutes faites.
PJ : Tu es l’auteure d'un jeu qui s'appelle Semio City, qui est un jeu de plateau destiné à justement éduquer les collégiens et les lycéens aux médias et à l'information. En quoi consiste ce jeu ? Est-ce que tu peux nous le rappeler rapidement ? Et surtout dans quel esprit l'as-tu conçu ?
NT : Ce jeu, il a toute une histoire. Au départ, nous avions créé un collectif de chercheurs et chercheuses qui ont travaillé justement sur le renouvellement d'une méthode d'éducation aux médias, et notamment à l'image. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'images choquantes qui circulent. Et c'est vrai que les plus jeunes ont du mal à les appréhender, acquérir une forme de réflexivité face à ces images. Donc l'idée, c'était de se dire, finalement, on crée ce collectif de chercheurs pour trouver une manière d'aborder l'image qui soit autre que simplement quelle est sa légende, quel est son contexte, est-ce que cette image est vraie ou est-ce que c'est une fake news... On peut aller plus loin que cela. Nous sommes partis de l'idée que ce qui était finalement important aujourd'hui dans l'analyse de l'image, c'est aussi l'interprétation qu'on en fait. Donc ce n'est pas uniquement les codes de communication d'image, le point de vue du photographe, mais c'est aussi finalement le point de vue que nous allons développer par rapport à telle image. Et pourquoi notre point de vue à nous de specta-teur, moi Nolwenn ou moi Pascale, ne va pas être forcément le même à partir d'une même image, alors que l'image nous présente la même chose, on ne va pas y voir la même chose, et pourquoi ? Donc en fait, on ne voulait pas poser la question du comment, mais plus celle du pourquoi, et qu'est-ce qui fait qu’on a nos croyances, nos convictions, nos modes de socialisation à nos âges qui vont faire que chacun va avoir une opinion différente sur l'image.
Nous avons répondu à un appel à projet du Ministère de la culture, qui s'appelle "Interpréter les images chocs en temps de crise sanitaire", parce que ça s'est posé plus particulièrement au moment du COVID. Nous avons travaillé avec l’INSPE de Lorraine, à cette occasion, et aussi d'autres environnements, d'autres publics. J'ai également mis le master que je dirige au cœur de ces expérimentations. L'idée, c'était d'être sur une recherche action : ça veut dire qu'on applique notre démarche auprès de ce public d'enseignants, donc une dizaine d'enseignants qui constituent la promotion. On teste avec eux toute une journée de réflexion : on vous montre telle image, on va réfléchir au point de vue qu'on peut développer par rapport à cette image, mais ensuite vous, en tant qu'enseignants, qui êtes des spécialistes de la pédagogie, de la didactique, qu'est-ce que vous pouvez construire à votre tour comme scénario pédagogique ? que mettriez-vous en œuvre dans vos classes ? Comme on avait des enseignants du primaire jusqu'au BTS, tous niveaux, on a développé une dizaine de scénarios pédagogiques qui montraient que finalement, ça marche tout aussi bien depuis la maternelle jusqu'au BTS.
PJ : Vous l'avez testé dans les classes ?
NT : Oui, des enseignants ont testé, ont enregistré, même filmé, et tiré des conclusions. Nous sommes en train de finaliser un petit livret pédagogique, et nous avions intégré au projet l'idée d'un jeu, d'un jeu autour de l'image. Et c'est avec ces mêmes enseignants de L'INSPE de Lorraine que le jeu a été conçu, Semio City. Pourquoi Sémio ? Parce qu'on travaille en sémiotique ; la sémiotique, c'est la question du sens en fait, de la signification. Et pourquoi City ? Parce qu'on est sur différents environnements de la vie. Mais vraiment, ce que j'ai trouvé d'extraordinaire dans cette expérience, c'est de voir tous ces enseignants qui se sont saisis de ce projet, qui ont travaillé de manière collaborative, qui ont eu aussi des cours de Game design, ce qui est assez inattendu, on va dire. C'était nouveau, totalement nouveau. Et sur deux années, en fait, on a travaillé comme ça jusqu'à rencontrer une éditrice de chez Hachette qui s'est montrée intéressée par le projet.
PJ : Pour conclure ce podcast, je t'ai demandé de choisir un livre. Je sais que c'est dur d'en choisir un seul, mais tu as réussi à en choisir un. Peux-tu nous dire quel est ce livre et pour quelle raison tu l’as choisi ?
NT : Oui, effectivement c'est compliqué. Je suis une grande lectrice, mais j'ai repensé au livre qui m'avait le plus profondément marquée. Et moi je suis une grande férue de voyages, mais aussi de littérature de voyage. J’en lis vraiment énormément. Et parmi les livres qui m'ont les plus marquée en la matière, c'est « L'usage du monde » de Nicolas Bouvier. Et pourquoi ? Parce qu'en fait, je trouve que c'est un livre qui célèbre la flânerie. Le hasard des rencontres pendant les voyages, cet esprit de curiosité permanente, cette ouverture sur le monde. Et aujourd'hui, on parle beaucoup de serendipité, je sais pas si vous connaissez ce terme ? C'est une expression qu'on utilise beaucoup pour décrire nos pratiques de flâneries sur Internet. Quand vous cherchez quelque chose, vous cliquez, et puis vous cliquez, et puis deux heures après, vous vous réveillez et vous réalisez que vous avez été un peu malgré vous, vous avez flâné sur Internet, vous avez appris plein de choses en fait. Et donc il me semble que ce livre aussi vient illustrer cette sérendipidité, c'est-à-dire le fait de se laisser aussi porter par la découverte, l'ouverture, les rencontres, les voyages.
PJ : Tu as également choisi une citation pour illustrer ce podcast, est-ce que tu peux me dire quelle est cette citation et pour quelle raison tu l'as choisie ?
NT : Alors j'ai choisi une citation d'Anaïs Nin, une écrivaine américaine, qui a écrit beaucoup de journaux intimes. Et donc cette citation c'est « Nous ne voyons jamais les choses telles qu'elles sont, nous les voyons telles que nous sommes ». Et je trouve que cette citation, elle résonne bien avec le projet Semio City avec toute la démarche qui est au centre de ce projet puisque l'idée c'est vraiment de dire que ce sont nos points de vue qui façonnent la réalité et qu'en tant que tel en fait la réalité n'existe pas. Elle n'existe qu'à travers le prisme, de nous-mêmes, de nos points de vue, de notre histoire.
PJ : Je te remercie, Nolwenn, pour cet entretien très riche !
Ce podcast est disponible sur les plateformes de streaming. Retrouvez tous les épisodes ici.